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Papus dit: Gérard Encausse ( 1865-1916 )
Réfractaire à tout embrigadement; jaloux d'échapper à toute contrainte imposée par quelque collectivité, j'ai côtoyé des groupes intellectuels, des écoles littéraires ou philosophiques sans m'y mêler, quelles que fussent mes amitiés pour certains de leurs adhérents. On trouva donc ici les notes d'un témoins. Entre 1885 et 1890 deux mouvements d'esprit, proches par les tendances sinon par leurs points d'appui, s'élancèrent pour bousculer les délétères croyances alors à la mode, soit le matérialisme scientifique, et son succédané, le naturalisme littéraire. Ces deux mouvements parallèles, le symbolisme et l'occultisme, ne tinrent pas leurs éblouissantes promesses, parce qu'ils ne poussèrent pas à fond leur quête spirituelle. Les poètes symbolistes ne cherchèrent pas à percevoir la vie même des symboles. Ils n'en connurent que les apparences. Mais quel grand poète s'exprima jamais autrement que par le symbole? En ces pages, ce n'est pas les doctrines que je me propose d'évoquer, mais seulement les hommes qui en furent les tenants les plus évidents. Ces hommes eurent, comme tous les autres, leurs passions, leurs faiblesses, leurs erreurs. Mais leurs ambitions furent hautes et ils n'en exaltèrent que leur oeuvre et non-eux mêmes. Même les petites manoeuvres sociales d'un Papus ou les buccinations d'un Péladan tendaient à promouvoir leurs oeuvres, non leurs personnes. Ayant amorti les résonnances de telles paroles ou le souvenir de tels gestes, le temps trop jeune encore pour avoir placé à leur plan ces hommes, permet du moins de dégager leurs figures de la cendre légère qu'il a déjà versée sur elles.
De ces figures, l'une des plus caractéristiques fut Papus. Sa personnalité d'apparence complexe, et très simple en réalité, fut déjà très diversement jugée. Sans doute elle aura plus tard sa légende, comme Cagliostro ou le Comte de Saint Germain. Ce gros garçon souriant, dont les sombres yeux malins, remontant vers les tempes, éclairaient les rondes pommettes candides dans le visage débonnaire, fut à la fois l'animateur passionné et le latent destructeur du mouvement occultiste auquel il voua ses forces. Pour suivre ce mouvement à son origine, laissez-moi conter comment je connus l'étudiant en médecine Gérard Encosse, qui avait déjà pris au Nuctéméron d'Apollonius de Thyane le nom du génie de la médecine: Papus. C'était en 1887, dans la période des tâtonnements à travers le fouillis des doctrines. Un jeune Breton de conviction ardente et intransigeante, Félix-Krishna Gaboriau avait consacré ses forces et son petit patrimoine à publier une revue théosophique, le Lotus. Ce n'était certes pas une figure banale, ce Breton enthousiaste et cassant, tout d'une pièce, qui se ruina pour sa foi et traîna ensuite dans une dédaigneuse misère une vie de spectateur inactif. Sa revue énergétique était alors la seule qui ôsat accueillir les premières pages de Stanislas de Guaita, de Barlet et de Papus. Elle les recevait avec réserve et les panachait de "note de la rédaction" acidulées. L'ombre d'un étrange médium russe, Mme Blavatsky, pesait sur les pages du Lotus comme sur l'ardeur spirituelle de Gaboriau.
Au cours d'une soirée organisée par le Lotus dans une salle du Véfour, cafetier jadis célèbre du Palais royal, j'assitai au débuts d'un conférencier bien mal doué. Rarement on entendit un parleur chercher ses mots avec plus de difficulté. Ce Papus fera bien de renoncer au métier d'orateur, pensai-je ingénument. J'gnorai alors les prodiges de la volonté et de l'entraînement. Fort peu de temps après cette soirée, Papus avait appris à parler en public avec une grande clarté et avec cette facilité un peu vulgaire qui agit sur un auditoire moyen. Je ne tardai guère à le revoir dans sa chambre d'étudiant parmi ses amis d'alors, hier ses compagnons au collège Rollin: Le philosophe Weber, Georges Polti, Emille Gary et un jeune étudiant en droit venu de Vendée dont le rôle allait devenir important: Lucien Chamuel. Le petit cénacle de cinq ou six jeunes gens qui se réunissaient le dimanche matin dans cette modeste chambre proche de la gare de l'Est, en plein quartier commerçant, était une chaudière en ébullition. Pythagore l'eût annexé à son école. Il y avait là cette ardeur intellectuelle brûlant également d'autres jeunes esprits qui devaient nécessairement se reconnaître fraternels et s'allier. Il y avait l'émerveillement de découvrir une source de connaissances autrement grandiose que ce magma de sciences scolaires dont l'enseignement universitaire nous avait écoeurés. Et ces connaissances dont nous apercevions les immenses horizon étaient méprisées, maudites! Mais nous, nous allions les restituer au monde; nous allions révéler au monde moderne ce que savaient les grands initiés de l'antiquité! Et ce fut là notre erreur, en tout cas généreuse. Mais nous ne pouvions avoir l'expérience du vieux Fontenelle qui était presque centenaire quand il disait: " Si j'avais la main pleine de vérités, je me garderais bien de l'ouvrir". Il est dit qu'on ne doit pas mettre la lumière sous le boisseau. Soit, mais il faut certainement la couvrir d'un très fort abatjour. Ainsi firent, en tout temps, les Maîtres.
Cependant que quelques jeunes hommes qu'avait rapprochés une communauté d'études consacraient à ces âpres et vertigineuses études les loisirs que leur laissaient, à la plupart, leurs métiers, à d'autres, plus râres, leur fortune, Papus, en réalisateur, avec des qualités, -- et des défauts -- de metteur en oeuvre, songeait à grouper ces forces éparses. Un jour, il dit à Lucien Chamuel: "Il suffirait de quelques billets de mille francs pour créer une maison d'édition d'ouvrages d'occultisme qui pourrait parfaitement se tenir debout". Peu de temps après, Chamuel louait une boutique rue de Trévise. Il y fondait " La librairie du Merveilleux" et cette maison allait devenir un centre d'où rayonneraient des idées antiques et rénovées. Là devait bientôt défiler une foule d'esprit distingués, et aussi des mondains et des snobs. Partout où ceux-ci passent, le désastre les suit. "La librairie du merveilleux" fut aussitôt le réceptacle d'une activité ardente. Elle fondait une revue mensuelle, l'initiation, qui devait vivre une vingtaine d'années, ce qui constitue la longévité pour une revue d'étude hautes. En même temps Papus, animateur effrené, fonde là le " Groupe indépendant d'études ésotériques" dans lequel il cherche à réunir tous les esprits qu'attire le monde occulte. Là se retrouvent, jeunes presque tous, poètes, écrivains, artistes, polytehniciens, médecins, savants divers. Les uns se nomme Péladan, Stanislas de Guaita, Albert Poisson, Barlet, Georges Polti, Emille Gary, colonel de Rochas, Paul Adam, Lemerle, Sédir, Marc Haven, Abel Haatan, Selva, Chaboseau, et tant d'autres précieux compagnons d'intelligence avide de fortes nourritures.
Parallèlement à la revue mensuelle l'initiation, "La librairie du Merveilleux" crée un petit hebdomadaire, Le Voile d'Isis, et presque en même temps Papus me demande de diriger une petite revue littéraire, Psyché, avec l'aide d'Augustin Chaboseau. Là vient apporter ses premiers enthousiasmes un débutant qui sort du lycée: Léon Bazalgette. Ce jeune Papus, étudiant en médecine, a le don d'ubicuité. En même temps qu'il se multiplie dans les cercles fermés comme l'Ordre Martiniste ou le groupe de la Rose-Croix que vient de constituer Stanislas de Guaita, il organise dans "la Librairie du Merveilleux" et partout où il le peut, des conférences, des réunions qui surprennent et intéressent toutes sortes de gens plus ou moins aptes à comprendre quelque chose. Il y a dans tous les hommes une curiosité du monde mystérieux. Il y a des badauds du mystère qui se plaisent à se pencher sur les gouffres, un instant, en touristes hâtifs. D'aucuns veulent également gravir la pente du Vésuve jusqu'au cratère, et parcourir la rue de Naples et s'attarder au musée secret.
C'était cette badauderie, latente chez des hommes par ailleurs remarquables, que Papus prétendait fomenter. Car il se proposait d'assurer à ce mouvement intellectuel visant la trascendance, une réussite sociale. Et pour ce but, il se déclarait prêt à des sacrifices qu'il exprimait familièrement en déformant un peu le mot de Luther: "Incedo per multam merdam". Mais tout réalisateur ne doit-il pas accepter cette inéluctable nécessité? Très diversement jugé en son vivant, Papus le sera bien plus encore quand il aura pris place dans la légende. C'est le cas de quinconque a une personnalité. Il était né à la Corogne, d'une mère gitane, dans la roulotte où son père, un bien curieux type de méridional, persuadait aux badauds l'Espagne d'acheter ses camelotes. De son ascendance maternelle, il tenait donc les intuitions spontanées de :
"La tribu prophétique aux prunelles ardentes".
Tout enfant il avait ouvert les fortes narines de son nez en pied de marmite, à tous les vents de l'esprit qui soufflent sur la fournaise parisienne. Essentiellement intelligent, d'une intelligence rapidement assimilatrice, qui s'emparait immédiatement des concepts les plus abstrus et en incarcérait un refflet dans quelques formules un peu grosses, accessibles au vulgaire. Il était né vulgarisateur, et pourtant il était supérieur à cette fonction. Certains hommes, forts rares, suppléent par leur intelligence à d'autres facultés qui leurt manquent. Papus était de ceux-là. Entièrement dénué de cet organe artistique que Goethe estimait indispensable pour saisir les domaines de l'art, il arrivait à comprendre l'oeuvre d'art par l'intelligence. Il entrait ainsi dans un monde où l'on ne pénètre d'ordinaire que par une grâce d'esthésie. son ardeur militante l'emportait joyeusement dans la lutte. Il recevait des coups en souriant et les rendait lui-même. Sa camaraderie obligeante, son activité, ses dons d'organisateur en faisaient volontier un centre attractif. Il y a des hommes doués pour unir les autres. Autour de celui-là de nombreux esprits s'assemblèrent. Ils restaient quelques temps puis disparaissaient. C'est que Papus était un aimant à deux pôles. Il attirait et il éloignait. Il savait assembler et dissocier. Son humeur versatile et parfois ombrageuse agaçait bientôt ceux qui l'approchaient. On le voyait s'enthousiasmer pour quelques individualité nouvelle, puis cet enthousiasme bientôt se vouait à une autre. Comme il était accessible aux suggestions, des influences amicales le mintinrent assez longtemps dans une voie sans trop d'écarts. Stanislas de Guaita, impérieux gentilhomme, pesait sur ses directions du poids de son amitié sévère. Mais Papus n'aimait pas voir ses amis croître en autorité. De son côté, Guaita s'exaspéra quand il vit passer de la rigueur hermétique à une mystique fluctuante derière le thaumaturge Philippe.
Papus, qui se voulait un manieur d'homme et un homme de réalisations, était disposé à maintes concessions aux croyances et aux ignorances du vulgaire, comme des tenants des doctrines officièlles, des fonctionnaires de l'intellectualité. Tout artiste, tout philosophe qui fait des concessions à la foule se décapite lui-même. N'allait-il pas jusqu'à écrire en manchette du Voile d'Isis: "Le surnaturel n'existe pas". Il savait comme nous que si le surnaturel n'existait pas, le naturel n'existerait pas non plus, puisque celui-ci n'est que le symbole de celui-là. Pour faire accepter quelques bribes de conceptions si éloignées de celles qui sont publiquement enseignées, il se proposait de "dorer la pilule". Ainsi, parmi les propagandistes qu'il cherchait à persuader, il comptait sur un écrivain dont le nom commençait alors à sortir de l'obscurité dans laquelle il était longtemps resté après avoir signé cinq ou six volumes aujourd'hui célèbres. C'était Anatole France. ::
J'avais très souvent causé avec Anatole France dans le jardin du Luxembourg, quand il sortait de la bibliothèque du Sénat. Devenu directeur d'une luxueuse revue, il avait aussitôt choisi pour en faire ses collaborateurs deux tout jeunes débutants, Maurice Barrès et moli. Je représentai à Papus que France ne le suivrait pas sur le terrain où il le voulait ammener, car son esprit, si brillant et si chargé de lectures qu'il fût, ne dépassait pas la littérature. Je ne voyais pas ce gracieux et superficiel dilettante descendre aux profondeurs hermétiques. "Oh!- dit Papus- Je lui dorerai la pilule!" Papus, qui était alors à l'hopital de la Charité l'externe du Dr Luys, exhiba à Anatole France toutes les expériences d'hypnose pratiquées dans le service. Puis, entraîné par Papus, France promena son infatigable curiosité vers les abords du domaine d'Hermès. Il n'alla pas bien loin, mais il en rapporta quelque chose. C'est alors que la lecture du Comte de Gabalis lui suggéra La Rôtisserie de la Reine Pédauque. Mais si cet agréable roman est d'une jolie littérature, il n'a pas la portée de celui de l'abbé de Villars.
Dans le temps du 1er juin 1890, Anatole France écrivait: "Cette antique maison ( le collège de France ) a cela d'aimable qu'elle est ouverte à toutes les nouveautés. On y enseigne tout. Je voudrais qu'on y enseignât le reste. Je voudrais qu'on y créât une chaire de magie pour M. Papus". On peut être un écrivain de très joli talent et demeurer incapable de gravir les premières marches des grands palais spirituels. Le rapport d'Anatole France, alors lecteur de la librairie Lemerre, sur les poèmes de Mallarmé n'est-il pas une preuve nouvelle de cette fréquente constatation? Cependant Papus poursuivait ses tentatives de propagande non seulement auprès des littérateurs et des journalistes, mais encore auprès des princesses de l'armorial ou de l'élégance ou des arts et du théatre. Sarah Bernhardt, Auguste Holmès, Emma Calvé se montrèrent des plus curieuses parmi celles qu'attira la parole facile de Papus. Aux réunions où le public était convié, Augusta Holmès préparait des auditions de sa musique: elle ne l'accompagnait pas. Sarah Bernhardt, très attirée et très hésitante, finissait par dire: "Mettez mon nom au programme; mais ne m'en veuillez pas si je ne viens pas".
Tant d'esprits sont sollicités par l'atmosphère du Mystère! Ils viennent la respirer un instant et passent, passants affairés. Des artistes, des écrivains, des politiciens passèrent. La boutique de La Librairie du Merveilleux reçut un défilé de personnages appartenant aux différentes élites. Ce fut une foule. Mais là où la foule passe, elle ne laisse que la poussière de ses sandales, poussière qui recouvrirait de sa couche salissante les plus pures beautés... Entre toutes les tentatives de Papus, il en est une qui le préoccupa fort: créer un enseignement des études hermétiques. Je ne crois guère à l'enseignement, sauf pour les rudiments. La boutade de Bernard Shaw résume toute la question de l'enseignement: "Quand un homme sait faire une chose, il la fait; quand il ne le sait pas, il l'enseigne".
( Ceci me fait penser à ce que disait Socrate:
"Je sais une chose, c'est que je suis le seul à savoir que je ne sais rien..." )
C'est moi qui rajoute!
Nul n'est initié que par lui-même. Les connaissances profondes sont intransmissibles. Néanmoins, cette faculté des études hermétiques que Papus fit quelque temps fonctionner, était d'une initiative heureuse. Il serait excellent qu'en face de l'enseignement officiel, qui veut se maintenir en des limites étroites, se manifestât un enseignement indépendant, audacieux et vivant, découvrant aux jeunes intelligences de plus vastes horizons. Plus récemment, Alexandre Mercereau fit en ce sens une généreuse tentative, qui, sans soutiens, défaillit. Par son action dans le Martinisme, Papus eut un rôle dans la politique européenne. Nous le verrons plus loin. sa jeunesse fut brulée d'une telle activité que sa maturité en demeura fatiguée. Il n'y fit plus guère que se répéter. Faudrait-il le considérer comme un remarquable assimilateur de doctrine et comme un très savant compilateur? Non. Ses études sur le Tarot lui sont personnelles et lui assurent sa place.
Le sang gitan qui coulait en ses veines l'enivra des vapeurs où frémit l'intuition des grandes réalités. Je puis témoigner qu'un jour de notre jeunesse où nous étudiions ensemble la chiromancie, il me dit en me montrant sa main: "Voyez: je mourrai à cinquante-trois ans". La prévision était juste. Quand, au cours de la guerre, son cercueil, enveloppé des trois couleurs françaises, sortit de l'église Notre -Dame-de-Lorette, une lourde masse de pierre tomba à dix centimètres derrière lui. Au fronton triangulaire de l'église, des sculptures représentent une scène sacrée. Ce fut la tête d'un des personnages, grands quatre fois comme nature, qui se détacha pour cette chute étrange. Cependant personne ne fut blessé.
Passage tiré de l'ouvrage déjà cité:"Les compagnons de la hiérophanie" de Victor-Emile Michelet, pages 31 à 42.