"Si Guénon a raison, s'écria Gide, eh bien! toute mon oeuvre tombe. A quoi quelqu'un lui répondit: -Mais alors, d'autres tombent avec elle, et non des moindres..."

 

"VIVE LA RESISTANCE"

(René Guénon - suite...par Sylvain de Wendel)

TABLE DES MATIERES:

1-La continuité ésotérique en Occident

2-Recherche ouverte aux mystères

3-Et une pleïade de chercheurs s'interrogent sur l'Orient

4-des cris désespérés vers le grand midi

5-Trouver les clefs de la magie

6-On reparle d'une centrale du secret

7-Un invraisemblable fatras pour les naïfs

8-Brutale résurgence des principes traditionnels

 

On peut se demander quelles furent les sources profondes de l'oeuvre guénonniène. Qu'est ce qui présida à la lente maturation de la pensée traditionnelle en France au début de ce siècle? Il semble qu'il faille situer deux courants qui s'opposèrent, mais qui, néanmoins, constituent les deux forces majeures des grandes études de René Guénon. Ainsi vit-on remonter du fond des âges le courant"magique", celui de la manifestation concrète des mystères et des entités diaphanes. Monde de la mythologie et des sorcières, des bûchers et de l'horreur, il sera également celui du rêve, de la poèsie. Bientôt un des terrains favoris de la psychanalyse, quand avec Jung, elle atteindra sa majorité en décelant que derrière chaque symbole se cache une force immortelle et universelle. Ce courant de la manifestation occulte sera aussi celui de l'alchimie, qui est la réalisation de la "Pierre", certes, mais surtout de la "pierre intérieure", de l'homme total, conscience d'être et intelligence du cosmos. Et il est curieux de constater combien Guénon s'arrêta peu à l'alchimie, qui fut, et restera toujours, un des grands domaines de l'élaboration mystique, et, par excellence, celui de l'initiation opérative, de la renaissance de l'être dans sa totalité.

D'autre part, on peut voir dans l'orientalisme et les études savantes de l'Occident humaniste, une base nette et systématique aux sources et au sens même du message oriental de René Guénon. Au cours de ce bref exposé, les deux courants ne cesseront de se chevaucher. Car, en Occident, souvent l'occultisme se servira des étonnants documents qui nous auront été fournis par des équipes de chercheurs n'ayant, pour leur part, rien vu d'autre que l'intérêt des sciences humaines et historiques. Tandis que l'on constatera pareillement un brusque essor dans les domaines de la recherche orientale, à la suite de quelques engouements occultiste manifesté pour tel ou tel domaine du vieil Orient. Ce sera notamment le cas de l'égyptologie. De fait celle-ci puisera sa première sève dans l'attrait des ésotéristes pour les hiéroglyphes, les momies et les étranges divinités dont la menace millénaire, venant du sépulcre égyptien, semble toujours peser sur les consciences des siècles à venir. Il y a donc interpénétration. Et c'est bien l'assemblage des deux domaines qui constituera le substrat des études traditionnelles qui allaient se développer, principalement, au dix-neuvième siècle. ::

Il nous est impossible d'analyser tous les éléments qui affluent. En fait une vision nette des choses nous fait constater qu'il n'y eut point de brisure: de l'antiquité à nos jours le rameau traditionnel et sa sève initiatique ne cessèrent de cheminer, se faisant humbles aux époques des grandes inquisitions, réapparaissant triomphalement dès qu'un vent de liberté se mettait à souffler. Quand se tut la voix puissante du monde antique, et que les dieux négligés désertèrent les temples ruinés par la rage des chrétiens, toute une conception de l'univers se trouvait mise en veilleuse dans nos terres d'occident. Par contre, l'Orient, qui n'avait pas connu le flux chrétien, et qui ne devait pas souffrir, dans sa partie la plus occidentale, de l'Islâm qui toujours toléra l'ésotérisme des choses et des êtres, put conserver intacts les fruits de la tradition immémoriale. Là est le départ de ce que Guénon considérera comme la grande misère de l'Occident et comme une manière de "miracle oriental".

La continuité ésotérique en Occident:

L'asie ne connaîtra pas l'occultation de la "Tradition Primordiale" qui, bien qu'édulcorée par les siècles, cheminera toujours. Or, il faudra plus de mille ans à l'Occident, et l'éclosion de cette "Renaissance", que Guénon détestait tellement, pour qu'en présence des grands textes Latins, grecs, arabes, juifs, on s'aperçoive enfin de l'inépuisable trésor que l'on avait maudit (tout au moins officiellement) durant les hautes heures de la foi chrétienne. L'hermétisme issu des néo-platoniciens devait donner à la gnose des premiers siècles de l'ère chrétienne, partant aux premières méditations occidentales sur la nature cachée des choses. Le "livre d'Hermès-Trismègiste" restera un des fondements de la création ésotérique. Avec Plotin, et puis les ultimes mystiques païennes du IVème siècle, avec l'Empereur Julien notamment, se continuera ce courant purement initiatique qui devait survivre malgré les interdits de l'église officielle. Le christianisme exotérique excommuniait et envoyait déjà au bûcher, tandis que sous le manteau se propageaient encore les grandes oeuvres des mystères anciens...

Et nous passons rapidement sur la naissance de la science kabbalistique. Elle est une quintessence traditionelle, qui se poursuivit en Occident jusqu'à nos jours selon des normes autonomes qui ne connurent pas l'écroulement de bien d'autres grandes doctrines secrètes. L'alchimie, fille de la kabbale et, par l'hermétisme, petite fille des mystère d'Egypte, devait soulever des tempêtes et créer des débats jusqu'au sein des doctes assemblées scolastiques. Kabbale et alchimie restèrent deux voies très proches, qui jamais ne nièrent leurs puissantes origines orientales et traditionnelles. Ainsi devait-elles conserver, avec les grandes hérésies (Boulgres, Bogomiles, et Cathares) et les sectes ésotériques chrétiennes, (Templiers) la flamme de la tradition et le sens gnostique de la réflexion sur l'univers.

Il serait aisé de citer et des expériences intérieures et des corps entiers de doctrines afin de situer la continuité "Traditionnelle" de l'Occident. Nous ne pouvons le faire; toutefois, qu'il nous soit permis de noter que toute notre civilisation ne cessa d'être parsemée d'authentiques mystiques qui n'eurent jamais rien à envier à ceux de l'Inde ou de la Chine taoïste. De Maître Eckart aux dévôts de Port-Royal la liste est longue et riche. La vie intérieure, le sens caché des mots et le sens secret des relations entre tous les points du cosmos ne céssèrent de captiver nos penseurs, de saint Thomas à Heidegger. L'ascèse connut quelquefois sur les bords du Rhin une ampleur digne des bords du Gange. Grâce à l'Espagne, longtemps islamisée (l'Université d'Almeria fut une grande école soufi. Il semble même que les shiites eux-mêmes y vinrent puiser les fondements doctrinaux) le Moyen Age européen vécut toujours dans une grande intelligence culturelle et religieuse avec le Proche-Orient. De ce fait on peut dire que jamais l'Occident ne fut coupé de la vie orientale. La circulation ne cessa pas, et jusqu'à nos jours ce n'est que l'histoire du développement de ces relations et de cette complémentarité.

Il est plus important encore de remarquer que l'attrait pour l'inde et pour la Chine procéda, tout d'abord, certes des récits des marchants européens-des Véniciens notamment-mais surtout des inestimables documents que les Arabes d'Occident ne cessaient de ramener en Espagne depuis ces temps lointains. Ainsi l'Islâm resta tout au long des siècles la charnière entre l'Orient et l'Occident. Son rôle consista essentiellement à permettre à la tradition asiatique de se développer vers l'Europe, et à préserver l'héritage ésotérique des deux mondes (Orient et Occident) afin d'en faire la synthèse et de présenter cette synthèse en Occident. Cette présentation devait rapidement accroître les champs d'intérêt des penseurs européens qui, avec le quizième siècle, commençaient à vouloir cerner les origines communes des grandes civilisations. Tandis que dans les campagnes, sorciers et sorcières ressuscitent les anciens dieux des Gaules ou de Germanie, et que ces dieux sont vus comme des démons par l'Eglise catholique (une nouvelle religion relègue toujours les dieux de la précédente au rang des démons), dans leurs antres les alchimistes du seizième siècle réalisent les grandes merveilles de la Transformation.

On ne pourra jamais, sans profaner le message, dire à quel point la réalité alchimique est constamment proche de nous, et à quel point encore elle n'a de vie qu'à travers les traditions antiques. Il n'y a pas eu de rupture entre le monde traditionnel antique et le monde moderne, nous le répétons, mais une suite assez nette de développements et, aussi de dégradations, pour en arriver enfin à notre temps, celui du rassemblement des matériaux. Au seizième siècle encore, la magie surgit dans sa forme moderne par une osmose entre la sorcellerie moyenâgeuse et la science kabbalistique mal digérée. De cette bâtarde alliance naîtra, après deux siècles de périgrinations, l'occultisme sous sa forme moderne. Là dessus jaillit la "lumière" de la Renaissance. Des chercheurs imbus d'héllénisme se tournent vers les anciens mondes; ils veulent découvrir les fondements des plus légendaires civilisations. Hélas! seules les apparences les préoccupent. Ils délaissent un peu l'exotérisme du christianisme papiste pour partir à la recherche d'autres réalités exotériques.

Ces gens ont en horreur tout ce qui est caché ou intérieur. Ils veulent inverser la loi de la connaissance et savoir avant de croire. Ces gens qui auront pour nom Erasme ou Montaigne seront certainement, pour une large part, dans la régression subtile de la conscience traditionnelle en Occident. Toutefois ils ouvriront la voie de l'analyse et de la méthode; ils donneront aux chercheurs futurs des règles de rigueur qui manquaient précédemment. Avec les aspirations gréco-romaine de la Renaissance nous débouchons rapidement sur d'autres mondes qui, pour les kabbalistes et les alchimistes, ne se sont jamais tus tout à fait, ceux de l'Egypte des Pharaons et de la Mésopotamie des Mages. Un grand pas est franchi dans la voie de la compréhension de l'Orient traditionnel. On exhumera de vieilles pierres, on s'interrogera face à d'étranges écritures.

Recherches ouverte aux mystères:

Au XVIIème siècle, alors que le bûcher achève de consumer la sorcière-empoisonneuse que fut la Brinvilliers, le père Athanase Kircher et Leibnitz se penchent sur le problème du déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens. Leibnitz encore, esprit le plus universel que connut peut-être l'Europe, prévenu par des missions de jésuites en Chine, s'applique à essayer de démêler les principes du Yi King (le livre des transformations), cet ouvrage dont René Guénon parlera dans "la Grande Triade". Bref, la recherche est ouverte, et, grâce aux missions apostoliques en Asie, grâce aux jésuites en particulier, c'est toute la face mystérieuse de l'Orient qui surgit. Mais le dix-septième siècle fut aussi celui des grandes expériences mystiques, qui attestèrent alors de la maturité occidentale et de la permanence d'une vie intérieure qui ne doit rien ni au temps ni au lieu. Nous n'en citerons qu'un dans ce flux: Jakob Böhme (1575-1624), homme simple, maître cordonnier, qui reçut, dans des états d'illumination qui n'ont rien à envier à ceux des sages hindous, de profondes visions intemporelles. Dans son "Mystérium Magnum" il unit la tradition ésotérique-l'influence kabbaliste y est très nette-et son extraordinaire expérience intérieure.

Par ailleurs, on sait combien il influença le développement de la pensée occidentale; Spinoza, Schelling et Hegel en sont tributaire. Enfin, sa perception de l'infini, et du fini, comme du bien et du mal en Dieu est une conception vaste et féconde, proche à la fois de la pensée que Swedenborg illustrera au XVIIIème siècle (voir plus loin) et des grands thèmes de la mystique hermétique des néo-platoniciens.

Et une pleïade de chercheurs s'interrogent sur l'Orient:

Il faut en revenir aux recherches directement inspirées par l'attrait de l'Asie. Dès la fin du XVIIe siècle, nous voyons apparaître quantité de travaux de plus en plus sérieux sur les moeurs et les croyances orientales. Abraham Roger publie en néerlandais son ouvrage"la porte ouverte pour parvenir à la connaissance du paganisme caché", qui est un essai d'études sur l'hindouisme. L'un des premiers sans doute, et qui connut un tel succès qu'on le traduisit à peu près dans toutes les langues. En France, un catalogue de la bibliothèque royale mentionne dès 1739, 287 manuscrits indiens, chinois et persans bien sélectionnés. Ils constitueront la première bibliothèque orientaliste. Les chiffres ne cesseronts d'augmenter, déjà l'on s'occupe des traductions et de l'établissement de dictionnaires. Dans l'"Encyclopédie" de D'Alembert et Diderot on trouve des exemplaires d'écritures indiennes. Rien décidément ne doit plus arrêter le développement des recherches occidentales vers les grandes civilisations du monde traditionnel. Tout le XVIIIe siècle va se passionner pour ces domaines, tout d'abord mal connus, mais faisant bientôt l'objet d'analyses de plus en plus sérieuses. L'hindouisme fait son entrée sur la grande scène, et les esprits les plus éveillés commencent à s'interroger sur les mystères védiques.

L'Orient n'est plus seulement un lieu d'exotisme, il devient la source de toute une réflexion qui aura tôt fait d'accéder à l'interrogation métaphysique. Voltaire lui-même fait une place à l'Asie dans son "Dictionnaire philosophique", où l'on trouve des articles intitulés "Cathéchisme chinois" et "Cathéchisme japonais", qui sont des traductions, faites par des jésuites, d'authentiques textes orientaux. Avec Anquetil-Duperron (1731-1805) la connaissance des religions asiatiques entre dans une période réellement scientifique. Passionné pour l'étude et la langue des anciens Perses, il décida de se rendre aux Indes pour rentrer en rapport avec la communauté des Parsis, ultimes successeurs de Zoroastre (Zarathoustra) et gardiens de livres sacrés (l'Avesta). En 1738, il gagne la confiance des Parsis, et, grâce à son Maître et Ami Darab, il est initié aux mystères du culte du feu zoroastrien. Le 15 mars 1762, il déposa à la bibliothèque du Roi à Paris, 180 manuscrits ramenés d'Orient.

C'est en 1777 que parut son oeuvre capitale, le texte annoté et la traduction du "Zend-Avesta". Ensuite il fit encore éditer quelques ouvrages qui donneront déjà une excellente vue et de la Perse et de l'Inde (1786). Et enfin, un an avant sa mort, était publiée sa traduction des Upanishads d'après une translation persane. C'est ainsi qu'Anquetil-Duperron, trop souvent méconnu, devait ouvrir les portes du sanctuaire. Les textes sacrès de l'Inde et de la Perse étaient désormais connus en France, et leur lumière allait rapidement se répandre sur l'Europe entière. Mais l'époque d'Anquetil-Duperron fut aussi celle de la plus grande gloire de la franc-maçonnerie "spéculative". C'est à dire essentiellement intellectuelle, par opposition avec la franc-maçonnerie opérative du Moyen Age, qui était tournée vers la construction des grands édifices (c'est le temps des cathédrales), tout en consacrant une grande part de son activité aux recherches ésotériques.

Organisation symbolique, la maçonnerie, qui devait jouer un si grand rôle dans la Révolution française, affirmait au XVIIIe siècle des prétentions réellement initiatiques et traditionnelles. Grâce à l'heureuse fortune de douze maîtres templiers, qui se seraient réfugiés en Ecosse à l'époque de l'exécution de Jacques de Molay et des hauts dignitaires du temple (1314), d'aucuns la disaient, et la disent encore descendante de l'Ordre du Temple. Ainsi la filiation "écossaise" aurait trouvé chez les Stuart des propagateurs de choix, qui auraient permis la survivance templière jusqu'au siècle des Lumières. Il est un fait que la franc-maçonnerie d'avant 1789 connut ses grands initiés dans les personnes de Jean-Baptiste Willemroz, Martinez de Pasqually et Louis-Claude de Saint-Martin. Tous trois furent d'authentiques mystiques. Il y avait là tout un mouvement spiritualiste qui eut tôt fait de se développer, pour en arriver à la conception d'une maçonnerie purement initiatique et avide de recueillir ce qui demeure vivace des grands enseignements traditionnels. Et, nous trouvons là une fixation bien précise de l'évolution de la pensée traditionnelle de ces deux cents dernières années.

Car, en fait, il est vrai que Guénon n'aurait pas tout à fait été lui-même s'il n'avait tâté préalablement au sens initiatique et symbolique de la maçonnerie spéculative, qui, il est vrai, connaissait un grand renouveau au début de ce vingtième siècle. C'est maintenant sur un tout autre plan qu'il faut situer l'aventure spirituelle du Suédois Emmanuel Swedenborg, (1688-1772). Ce docteur en philosophie, possédé néanmoins d'un esprit profondément mathématique, dont le génie extraordinaire fit un des maîtres de la pensée scientifique de la première moitié du XVIIIe siècle, se lança, en 1749, dans une aventure mystique qui effaça bientôt toute la première phase de son existence. Nous assistons alors à la parution d'"Arcanes Célestes" (18 volumes) qui sont le fait d'une réalisation surnaturelle qui lui fit découvrir la "réalité" du Ciel et de l'Enfer. Swedenborg vit ces choses célestes et infernales, puis il les communiqua avec tant de chaleur, que l'on ne peut que s'incliner et lire ce message.

Son influence allait être considérable, surtout chez quelques ésotéristes solitaires et, dés la seconde moitié du XIXe siècle, auprès des loges maçonniques dites "irrégulières". Il n'est, du reste, pas inutile de rappeler que René Guénon appartint, notamment, à la maçonnerie du "Rite Primitif et Originel swedenborgien"... 1798-1799, la campagne d'Egypte du général Bonaparte développe la vague, déjà grande, de la curiosité en matière d'orientalisme. De cette expédition seront ramenés quantité d'objets antiques, statues, stèles, mobiliers, et surtout la fameuse "Pierre de Rosette". Celle-ci, avec son inscription trilingue (hiéroglyphique égyptienne, démotique égyptienne et grecque) permit à Champollion (1790-1832) de restituer la langue de la vieille Egypte. Un nouveau lambeau du voile était arraché en ce début du XIXe siècle.

Dans cette recherche, souvent hasardeuse, quelquefois fantaisiste, sur les différents courants de pensée et les nombreux personnages qui influèrent sur les recherches symboliques et traditionnelles, les travaux de Fabre d'Olivet (1768-1825) se détachent nettement. Cet homme déroutant publia quantité d'ouvrages qui eurent une certaine influence sur différents chercheurs et ésotéristes de la fin du XIXe siècle. Il est évident que ses oeuvres constituèrent, pour des gens comme Saint-Yves d'Alveydre, un point d'appui qui pouvait paraître sérieux et passionnant. Ainsi publia-t-il son "histoire philosophique du genre humain". C'est un long essai sur la Tradition Primordiale, sur les premières civilisations, l'évolution des mythes et les états sociaux des "origines" au XVIIIe siècle. Il va sans dire que cet ensemble, bien que captivant par bien des côtés, reste néanmoins tributaire de l'inspiration de l'auteur. La rigueur historique n'y est point et nombre d'assertions ne sont que le reflet des conceptions personnelles de l'auteur. Cependant le grand ouvrage de Fabre d'Olivet reste "la langue hébraïque restituée". C'est non seulement une honnête compilation de la langue hébraïque et de sa symbolique, mais encore une sincère recherche, en partant d'éléments kabbalistiques, sur le sens caché de la Genèse.

Des cris désespérés vers le grand Midi:

En ce temps, faisant suite au torrent impérial, la période romantique va renforcer les passions orientalistes; que ce soit Hugo ou Byron, de partout, des quatres coins de l'Europe, souffle le même vent qui s'alimente à Athène, à Babylone et à Bénarès. L'université fait de plus en plus de place à l'érudition orientale, et les philosophes commencent à s'intéresser sérieusement aux cultures asiatiques et aux religions qu'elles charrient. Parallèlement, Hegel, dans un ouvrage posthume publié en 1837 et 1840, "leçons sur la philosophie de l'histoire", nous donne un résumé de quatre vingt grandes pages sur "le monde oriental". Certes on peut y découvrir des erreurs, des obscurités encore, néanmoins une assez claire connaissance de l'Orient se dessine déjà, et nous y trouvons, parmi les citations, des extraits entiers des "lois de Manou", encore mal connues à notre époque. Toutefois, si nous voyons qu'avec Hegel la philosophie occidentale se met peu à peu à l'étude des conceptions traditionnelles de l'Orient, il faut quand même attendre les grands écrits de Schopenhauer (1788-1860) pour en arriver à l'inclusion de doctrines authentiquement orientales, indiennes en particulier, dans un système philosophique occidental. Dans son livre capital "Le monde comme volonté et comme représentation", Schopenhauer introduit des passages entiers du Veda, des fragments de telle ou telle Upanishad, non dans un but documentaire-comme c'était encore le cas avec Hegel-mais comme fondement d'une réflexion sur l'être même. Plusieurs fois il abordera même le Vêdânta et les travaux védantins de Shankarachârya.

Schopenhauer a beaucoup lu la littérature sacrée d'Asie, et il cite ses sources avec le plus grand sérieux. Pour lui, l'inde n'est plus de l'exotisme, mais une réalité vivante qui l'éclaire et va jusqu'à révéler, grâce à certaines convergences, des traits obscurs du christianisme. Quand il aborde les domaines de la recherche Orientale, c'est en traditionnaliste qu'il le fait; c'est pourquoi il avait largement sa place dans cet exposé. Il en est de même pour le terrible génie que fut Friedrich Nietzsche (1844-1900). Il serait superflu de revenir sur l'influence de Schopenhauer dans le développement de son oeuvre. Il en a assez fait état lui-même. Son dégoût pour la sensiblerie du monde moderne, son horreur de l'égalitarisme et ses cris désespérés vers le "Grand Midi" s'inscrivent déjà dans un courant philosophique qui doit la plus grande partie de son souffle à la Grèce présocratique et à l'Orient de la Tradition. Le thème même de son "éternel Retour", qui nous dit que cette vie que nous vivons aujourd'hui, nous sommes appelés à la revivre des milliers de fois, n'aurait pu naître en lui sans une profonde intimité avec le concept d'accomplissement (le karma, qui est accomplissement dans les cycles et non "réincarnation") et les sagesses Perse et de l'Inde. De surcroît, qui pourraît oublier que le héros qu'il créa pour exprimer le feu du surhomme s'appelle Zarathoustra (Zoroastre dans la transcription d'Anquetil-Duperron).

Et même s'il est une pure invention qui n'a que de lointains rapports avec l'authentique Zarathoustra, son personnage n'en rayonne pas moins de cette lumière prophétique et de cette espèce d'ivresse sacrée qui sont comme le pinacle de l'extase tant dans la tradition du Véda que dans celle du Zend-Avesta. En France nous assistons à de considérables investigations sur l'histoire des religions orientales. Avec Eugène Burnouf (1801-1852) l'orientalisme atteint une phase que l'on a pu qualifier de "scientifique". Fils d'un brillant helléniste, Burnouf devait débuter sa carrière par la publication, 1826, d'un essai sur le Pâli. Vinrent ensuite ses grands travaux sur la langue du Zend. S'aidant du Sanscrit, il développa patiemment la reconstitution de l'antique vocabulaire persan dont l'intelligence avait été perdue depuis des siècles, aussitôt il put se lancer dans la traduction des Yaçna, coeur de l'Avesta, attribués à Zarathoustra lui-même. Toutefois ce que nous préférerons chez lui, c'est la netteté avec laquelle il étudia le bouddhisme . Son livre "introduction à l'histoire du bouddhisme" (1845), reste le premier grand travail occidental sur cette métaphysique qui, au cours de deux millénaires et demi, bouleversa tout l'extrême-Orient.

Aujourd'hui encore ce livre, devenu introuvable, reste pour beaucoup de chercheurs une référence convoitée, celle vers laquelle ils se dirigent dans le silence des bibliothèques, avant d'aborder les avis, quelquefois trop audacieux, de tous ceux qui, depuis, s'aventurèrent à écrire sur la doctrine de Bouddha. Eugène Burnouf fut d'ailleurs suivi dans ses recherches et son dévoilement des cultures et des langues traditionnelles, par son cousin Emile-Louis (1821-1907) qui nous donna de remarquables études sur la langue sanscrite et sur le véda ainsi qu'un copieux dictionnaire sanscrit-français, écrit en collaboration avec Leupol. La liste pourrait s'allonger longtemps encore ; mentionnons seulement Fustel de Coulanges (1830-1889) qui dans ses grands travaux sur le monde greco-romain, notamment dans "la cité Antique", relève souvent les parallèles aryens qui existaient dans l'antiquité entre les civilisations d'Occident et les civilisations traditionnelles d'Orient.

Trouver les clefs de la magie:

En 1810, naît celui que l'on appellera le "rénovateur de l'occultisme" (Chacornac). Eliphas Lévi, de son vrai nom Alphonse-Louis Constant. On lui donna le titre d'Abbé, alors qu'il ne fut jamais que diacre. Ayant consacré la moitié de sa vie à la lutte socialiste, à la rédaction de quelques pamphlets, ce qui lui valut la prison à plusieurs reprises, il changea d'orientation pour se consacrer, après la lecture de la "kabbala denudata" de knorr de Rosenroth et celle des oeuvres de Jakob Böhme, à l'étude du mystérieux et du magique. Aidé dans sa recherche kabbalistique par l'étrange mathématicien polonais Hoëne Wronski, Eliphas Lévi put progresser rapidement dans l'étude des doctrines ésotériques. Et il fut bientôt en mesure de présenter son premier ouvrage,"Dogme et Rituel de Haute Magie", qui lui fut suivi d'une "histoire de la Magie" et de "La clef des grands mytères". Ces différentes parutions s'étalant de 1845 à 1861, lui valurent très vite la réputation d'un maître dans les millieux spiritualistes. Ecouté et admiré dans les salons, il pouvait étonner les uns et faire trembler les autres par la vertu d'une amulette, par une sourde incantation...

Rapidement des disciples lui vinrent; autour de son enseignement devait se fondre tout un courant occultiste qui s'étiolera en différentes chapelles spirites et théosophique à l'aube du vingtième siècle; Ecrivains assez célèbre, Eliphas Lévi accepta d'entrer dans la franc-maçonnerie. Son but était d'en dégager les éléments traditionnels en espérant que ces bribes pourront, à elles seules, former une école. En elle-même, et malgré ses inégalités et quelques erreurs notoires, notamment dans les domaines kabbalistiques, l'oeuvre d'Eliphas Lévi reste le premier travail de rassemblement des grandes idées traditionnelles d'Occident. Il avait montré la voie. Précurseur de talent, il était néanmoins appelé à être peu à peu dépassé. Le mouvement théosophique de Madame Blavatski doit beaucoup aux travaux d'Eliphas Lévi, qui purent lui permettre, avec d'autres éléments, de créer sa "théosophie" avec son cortège de nuées et d'aberrations

Parmi les auteurs qui contribuèrent le plus au développement des études traditionnelles hors des sentiers de l'occultisme et hors de la compilation universitaire, il faut citer tout spécialement le marquis Joseph Alexandre Saint Yves d'Alveydre. Surtout connu pour l'élaboration spirituelle de la "Synarchie", qui n'a qu'un rapport lointain avec la Synarchie d'Empire (M.S.E) qui s'en est inspirée et a joué un certain rôle politique au moment du complot "cagoulard" (1937). Fervent lecteur de Joseph de Maistre, de Louis-Gabriel de Bonald, qui furent les maîtres à penser de cette génération aristocratique qui refusa au début du XIXe siècle la conception bourgeoise de la société, ce refus qui s'organisa au nom d'un Principe de droit divin et d'un authentique sens de la relation qui doit exister entre le souverain et la toute puissance divine. Mais la révélation pour St.Yves, ce fut la lecture des ouvrages de Fabre d'Olivet. Là-dessus il se mit à méditer sur les graves désordres qui accablent l'Occident, et, il se proposa d'en rechercher les remèdes. Entre 1882 et 1884, il publia la "mission des Souverain", "la mission des Français" et surtout la "Mission des Juifs".

C'est une longue suite de réflexions sur notre lente décadence. Et ce sont des réflexions optimistes par bien des points, car St.Yves croit au retour possible d'un "empire universel", établi sur des bases d'harmonie. C'est à dire "un type de gouvernement scientifiquement exact". C'est ce qu'il appellera la "Synarchie". L'harmonie primordiale ayant été détruite, il faut, selon lui, retrouver le secret de la transmission des pouvoirs. Lequel secret serait, aujourd'hui encore, conservé dans des sanctuaires de l'Inde et du Thibet. C'est la philosophie d'un ésotérisme de l'histoire. Chez St. Yves, plus que chez tous les prédecesseurs de René Guénon, s'organise l'idée d'une tradition unique et originelle, et aussi la conviction que l'humanité subit une dégradation en quatre âges, ou "Yuga". Nous serions actuellement dans l'âge ultime, "l'âge noir", le Kâli-Yuga. Déjà nous retrouvons le thème de la succession si cher à Guénon.

On reparle d'une centrale du secret:

L'histoire ne s'inscrit pas en simultanéité, mais dans une succession inexorable des âges qui en appelle à une évolution puis à une incoercible involution. Le concept unitaire de l'évolution-involution est étranger à Saint-Yves d'Alveydre, comme il le sera à Guénon. Et la somme de cette théorie Saint-Yves la résumera dans "Mission de l'Inde en Europe, mission de l'Europe en Asie: la question du Mahatma et sa solution". Il s'agit en l'occurrence d'une "centrale du secret", la mystérieuse Agarttha, où résiderait le Brhatmah, ce souverain-Pontife porteur de la tiare aux sept couronnes. Les renseignements étranges et incontrôlables de cet ouvrage, l'auteur les dut en grande partie à un Afghan, le" prince" Harjij Scharipf. Ayant promis de se taire sur ces étonnantes révélations, Saint-Yves décida, au moment de la parution du livre, de les détruire. Un seul sera sauve, celui dont Papus se servira pour établir l'édition posthume en 1910.

Malgrè toutes ses lacunes et la grande naïveté de ses idées ésotériques, Saint-Yves n'en représente pas moins une étape décisive dans le développement de la conception des "Manvantaras" (cycles du monde), ou, tout au moins, il la rendit accessible. Et puis, il attirait l'attention du public des chercheurs et des curieux sur la silencieuse Agarttha, le royaume inconnu qui conserverait encore un maximum de documents et de révélations sur la Tradition Primordiale. Nous savons que, passionné par ce sujet, René Guénon devait établir une mise au point des données dans son ouvrage "le roi du monde". Au nombre des admirateurs de Saint-Yves d'Alveydre se trouvait un homme étrange, au physique rabelaisien, Papus, de son vrai nom Gérard d'Encosse. Ce personnage hors du commun naquit en Espagne, le 13 juillet 1865, d'un père français et d'une mère espagnole.

Arrivé très tôt à Paris il devait mener de front des études de médecine et ses recherches occultistes. Gros garçon doué d'une résistance peu commune, il assimila toute la littérature "néo-spiritualiste" qu'il pouvait découvrir. Les plus fortes impressions, il les ressentit toutefois à la lecture de Swedenborg, Louis-Claude de Saint-Martin, Eliphas Lévi et Saint-Yves d'Alveydre. Dès lors sa vie était toute tracée: rassembler les données fondamentales des secrets maçonniques et des initiations occultes. Moins attaché à la manifestation magique qu'Eliphas Lévi, il devait tenter d'organiser tout cet univers de la connaissance occultiste. Son érudition, assez large, manquant néanmoins de sens critique, lui permit de composer une grande quantité de livres qui, tous apportent quelques éléments intéressants, et puis, hélas! un ramas de divagations et de connaissances mal dégrossies. Son premier ouvrage fut essentiellement consacré à l'ésotérisme juif, "la cabbale, tradition secrète de l'Occident" qui comporte une lettre-préface du dr Franck, membre de l'institut et éminent spécialiste des sciences kabbalistiques, et des notes de Saint-Yves d'Alveydre sur la tradition kabbalistique. C'est dire que cet ouvrage fut largement soutenu dès son premier essor, et, c'est, en effet, un livre assez complet où l'occultisme n'apparaît guère, l'effort central étant concentré sur la recherche ésotérique pure. Suivirent alors de très volumineux travaux essentiellement occultistes qui furent sans cesse réédités jusqu'à nos jours: "Traité méthodique de sciences occultes", "Traité méthodique de magie pratique", "Le tarot des Bohémiens", "la Réincarnation", etc...

Sur les bases de cet "enseignement" Papus fonda, au treize de la rue Séguier, l'"Ecole Hermétique", dont les membres les plus influents furent Sédir, Phaneg et Schuré (l'auteur des "Grands Initiés"). L'école hermétique prétendait défendre la tradition initiatique face à l'"obscurantisme" des prêtres catholiques, et Papus d'affirmer qu'il détenait, notamment, la filiation directe d'un ordre maçonnique, celui des "Chevaliers Maçons, Elus Coën de l'Univers". Ordre qui aurait été fondé au XVIIIe siècle par Martinez de Pasqually, Louis-Claude de Saint-Martin, dit "le philosophe inconnu" et Jean Baptiste Willemroz. (Ce sont des personnages que nous avons déjà rencontrés). Ces hommes avaient été de véritables mystiques; ils avaient connu la réalité de phénomènes occultes assez troublants. Leurs désirs était d'accéder à la réintégration en Dieu, et leur pratiques maçonniques n'avaient d'autres but que d'élever les adeptes jusqu'à la condition de l"homme-Dieu"! En fait Papus détenait sa filiation que de sa propre imagination, et son ordre martiniste n'était guère qu'une nostalgie suscitée par une réflexion à la mémoire des maîtres Martinez de Pasqually et Willemroz.

Quoi qu'il en soit, l'expérience papusienne fut un des degrès dans la reconnaissance par le vingtième siècle de l'aventure spirituelle, issue d'une éthique traditionnelle refusant le monde moderne au nom d'une tradition initiatique remontant à l'âge d'or. Et nous savons qu'une des premières expériences que fit Guénon à Paris, fut l'Ecole Hermétique. Du reste il devait toujours garder pour Papus une certaine sympathie malgré la brouille qui survint entre eux dès 1909. Le courant "gnostique", difficile à situer, qui se veut à la fois "église" et "école" devait également être pour une bonne part dans l'éclosion de quelques vocations traditionnelles avant la guerre de 1914-1918. Deux des éléments les plus connus, de Pouvourville, dit Matgioï, et Champrenaud, dit Abdul Haqq, y échappèrent pour approfondir les doctrines ésotériques de la Chine et de l'Islâm, et chacun sait le crédit que Guénon leur accorda lorsqu'il créa sa propre revue, "la Gnose".

La fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième furent les terrains de prédilection du renouveau ésotérique. De partout arrivaient de nouvelles considérations "traditionnelles", qui, toutes, se réclamaient un peu plus, au fil des années, de la tradition primordiale. La maçonnerie ne devait pas échapper à ce renouveau, grâce à Oswald Wirth, le fervent disciple de l'occultiste Stanislas de Guaïta. Pour Wirth la franc-maçonnerie devait redevenir ce qu'elle aurait été au départ, une véritable fraternité initiatique reliant ses adeptes aux antiques traditions. Afin de manifester cette vision, il essaya de rendre intelligible la filiation initiatique de la maçonnerie par plusieurs ouvrages destinés à un assez large public: "les mystères de l'art Royal", les trois livres sur la franc-maçonnerie, l'apprenti, le compagnon et le Maître, une restitution symbolique du Tarot, "le Tarot des imagiers du Moyen Age". Enfin, il créa une publication mensuelle de diffusion maçonnique," le Symbolisme" qui parut pour la première fois en octobre 1912, avec le sous-titre d'"Organe du mouvement universel de régénération de la franc-maçonnerie". Aujourd'hui encore, sous la direction de Marius Lepage, cette revue continue à diffuser ce courant, peut-être apaisé, mais qui fut si fécond au départ.

Un invraisemblable fatras pour les naïfs:

Il est inutile de parler longuement de la théosophie et du spiritisme, Guénon l'a fait avant nous dans des ouvrages qui, à eux seuls, sont exhaustifs. Qu'il nous soit simplement permis de faire remarquer que la théosophie de Madame Blavatsky (1831-1891) ne fut, comme Guénon devait le souligner, qu'un énorme montage destiné à faire croire aux naïfs adeptes qu'ils étaient réellement en présence d'une transmission traditionnelle provenant directement des sanctuaires hindous et des retraites des Lamas de l'Himalaya. Il s'en suit quantité de théories farfelues sur les mondes et leur formation. L'idée de réincarnation y est grossièrement liée au concept métaphysique hindou du "Karma", afin de démontrer d'invraisemblables divagations sur les voyages des âmes à travers les planètes et les espaces célestes. Il sera aussi question de la grande attente d'un maître spirituel, espèce de "Messie" futur qui rassemblera en lui toutes les traditions et affirmera, naturellement, la clairvoyance des dires théosophiques. Bref, tout un fatras qui, actuellement encore, récolte la curiosité d'êtres faibles et sensibles recherchant les chemins aisés de la sensation.

Quant au spiritisme, qui eut pour maître l'instituteur Allan Kardec, il s'agit d'une forme encore plus dégradée de la nostalgie d'une connaissance primordiale. De fait, le spiritisme (qui prit naissance aux Etats-Unis, dans la famille fox, en 1848) se résume essentiellement en la "possibilité" de communiquer avec les morts. A partir de ce point, quantité de théories annexes furent brodées et contribuèrent au développement d'expériences plus ou moins douteuses, où il s'agissait d'enregistrer des phénomènes physiques affirmant la présence des esprits des morts dans le cadre de la vie quotidienne. Ensuite vinrent les explications spirites de la survie et l'analyse (sic) des manifestations et de leurs réalité astrale. Un essai de communication avec les morts sera la charpente de l'édifice spirite: il s'agit de trouver un vocabulaire et des signes pour entretenir des rapports fructueux avec les esprits.

Puis se développera toute une théorie des temps de la mort et de la périodicité des réincarnations, pour en arriver à prétendre reconnaître infailliblement la personnalité antérieure dans un être qui vient de "se réincarner". Ce délire est dangereux, Guénon l'avait bien compris, et il fut encore plus impitoyable pour les spirites que pour les théosophes. Et l'on ne peut, après lui, que voir dans ces sectes des éclosions, quasi spontanées, des signes attestant d'un état d'esprit occidental pronfondément antitraditionnel ayant perdu toute vocation véritablement initiatique. Ainsi se termine donc le tableau (bien imparfait) du monde ésotérique quand survint René Guénon. Néanmoins il nous a semblé opportun d'ajouter encore quelques mots sur ce qui se passa autour de la pensée guénonniène, tant durant sa vie qu'après sa mort. Alors qu'à l'université Sylvain Lévi conduit les recherches sur l'hindouisme, il se développe autour de la pensée guénonienne, et grâce à la revue "Etudes Traditionnelles" de Chacornac, tout un éventaire des grandes questions soulevées par l'ésotérisme à travers les grandes traditions.

Brutale résurgence des principes traditionnels:

Aujourd'hui les "Etudes Traditionnelles", sous la direction de Mr. Michel Vâlsan, fidèle gardien de l'oeuvre de René Guénon, approfondissent encore les grands problèmes symboliques et initiatiques que Guénon, pour la première fois, avaient éclairées d'une lumière absolument neuve. Une lumière rendant enfin aux symboles leur majesté vécue et l'expression de leur forces universelle. De 1933 à 1945, l'Allemagne va connaître avec le National socialisme les horreurs d'un feu irrationnel. Toutefois on ne peut pas ne pas remarquer que Hitler fut le seul homme d'Etat de ce siècle à en appeler à des forces traditionelles pour mettre son Pouvoir en place. Il s'en remit aux énergies ancestrales qui dormaient en chacun. Et puis, au nom de ce drapeau à Swastika, il conduisit son peuple vers un bûcher qui, pourtant, n'est pas incompatible avec l'enseignement traditionnel.

Ces quelques mots pour constater que la manifestation du sacré débouchait alors sur la grande scène du monde, et que la plus horrible guerre que connut l'humanité en cette fin de cycle, devait être une guerre, en grande partie, d'opposition entre la brutale résurgence d'idées traditionnelles, en l'occurence charriée par les lointaines nostalgies germaniques, face à l'univers rationnel et progressite. En quelque sorte la victoire alliée de 1945 resta une victoire du monde profane sur un "essai" désastreux de retour à un entendement communautaire-dans le cadre de la race-des grands symboles ésotériques qui constituent la vie même d'un peuple. Dès le début du siècle on assista par ailleurs à un renouveau étonnant et imprévisible de l'intérêt pour l'alchimie. Après Stanislas de Guaïta, nous voyons apparaître l'étrange figure de l'énigmatique Fulcanelli. Personnage profondément déroutant il devait apporter par ses deux grands ouvrages, "le Mystère des cathédrales" et "les Demeures philosophales" de surprenantes lumières sur la symbolique alchimique et ses rapports ésotériques avec l'architecture du Moyen Age. Par là, la maçonnerie opérative rejoignait, grâce à la symbolique qu'elle avait laissée dans la pierre et la forme des édifices religieux, les grands rêves de la maçonnerie spéculative.

Il semble évident que Fulcanelli fut réellement en possession de secrets alchimiques profonds et immémoriaux, il semble plus évident encore que, découvrant qu'il risquait d'être trahi dans ses recherches philosophales, il préféra disparaître aux environs de 1925. On ne sait ce qu'il est devenu; et, seul son disciple Eugène Canseliet nous a transmis une partie du message de son Maître dans des livres assez généraux, mais qui, sans cesse en appellent à l'autorité de Fulcanelli. Tout à fait différent, mais proche quand même fut Gurdjieff; on a beaucoup écrit sur ce "mage" illustre et énigmatique. D'où venait exactement son message et quelles étaient les énergies qu'il charriait réellement? Nombreux furent ceux qu'il marqua de son empreinte indélébile, les écrivains Daumal et Dietrich, amis de Lanza del Vasto, quittèrent leur serein ami pour s'asseoir à la table du terrible caucasien que fut Georges Ivanovitch Gurdjieff (né le 13 janvier 1872 à Alexandropol, mort à Paris, le 29 octobre 1949). Qui fut Gurdjiff? Il semble que toute sa vie est entourée de point d'interrogation. Il voyagea beaucoup, en Turquie, en Egypte, en Palestine, mais c'est en France qu'il devait s'établir en fin de compte.

A-t-il réellement été initié à des mystères immémoriaux dans le désert de Gobi? En 1900 il parvient en Inde et prétend y découvrir un monastère qui se recommande de la doctrine juive des Eséniens. Il s'agirait d'une secte pratiquant encore des mystères Pythagoriciens. Quoi qu'il en soit, il en ramène quantité de renseignements et d'informations qu'il fondra dans la "doctrine" (peut-on parler de doctrine dans un enseignement où l'imagination et le maître ont tant d'importance?) que, plus tard, il diffusera. puis de Moscou à Berlin, il aboutira finalement en France en 1922. Il a cinquante ans et son enseignement commence à prendre forme. Installé au prieuré d'Avon il commença son travail. Entouré de quelques disciples Gurdjieff distribue son étrange message initiatique. La danse et les disciplines physiques en général y tiennent une grande place. Il devait organiser différents spectacles qui se produisirent aux quatre coins du monde; et toujours il attribua aux différentes formes de son activité des sources traditionnelles secrètes, mais qu'il voulait indiscutables. Aujourd'hui encore les "groupes Gurdjieff" tentent de continuer ce que le maître avait créé. Malgré l'apparente inconsistance de son enseignement, Gurdjieff n'a cessé d'intriguer tout le monde, et les interrogations les plus farfelues demeurent toujours à son sujet...(le n° d'Aout de "Planète Plus" lui sera consacré).

Pour clôturer nous dirons qu'actuellement l'univers spiritualiste et traditionnel s'est quand même considérablement enrichi au cours des cinquante dernières années. L'oeuvre de Guénon y est pour une très large part. L'université elle-même connaît des maîtres qui s'attachent de plus en plus à définir les notions fondamentales de la spiritualité des grandes communautés religieuses. Face à l'analyse matérialiste qui triomphe encore, on s'aperçoit néanmoins que des hommes ont parlé ou parlent au nom de ce qui est véritablement l'enseignement traditionnel et primordial. Ainsi vit-on Mr.Henry Corbin aux hautes études, dont toute la recherche religieuse islamique est fondée sur le primat de l'ésotérisme sur l'exotérisme, du non-manifesté sur le manifesté. Et il n'y a pas jusqu'à la psychologie qui ne soit soudain marquée par le monde symbolique. Le psychologue s'interroge, et il ne peut aller guère plus loin que la figure même du symbole. Jung, qui de tous les psychologues, a le plus approché de la dimension mystique, n'accède à l'intimité des grands secrets que par une perception qui s'organise autour du centre initiatique et traditionnel.

C'est dans ce sens qu'il composera, notamment, "Psychologie et Alchimie", "le Commentaire de la Fleur d'Or", et le "Mysterium Conjuctionnis". Du point de vue des recherches purement traditionnelles, on peut dire que l'oeuvre qu'avait entreprise René Guénon, se continue. Et tandis que l'on voit F. Schuon publier quantité d'ouvrages qui suivent bien le schéma guénonien ("Comprendre l'Islâm", "l'Oeil du Coeur", "Castes et Race" etc., se dessine en Italie, l'étonnante figure de Julius Evola. Son oeuvre est un cri de "Révolte contre le monde moderne". Proche de Guénon en bien des points, il s'en écarte toutefois par une démarche plus personnelle et une vive passion intérieure qui transparaît à chaque page de ses oeuvres principales, ("la Doctrine de l'Eveil",-qui est un essai sur le bouddhisme-"Chevaucher le Tigre", "le Yoga de la puissance", "le mystère du Graal et la tradition Impériale Gibeline", "la Tradition hermétique", etc...).

A l'heure actuelle des livres traitant des symboles fondamentaux et des grandes traditions se font de plus en plus nombreux. Il y a menace d'inflation. Déjà le terme "ésotérisme" a perdu son sens fort pour n'être plus qu'un terme facile que l'on utilise pour attirer le lecteur. Quantité de publications traitent, en matières traditionnelles, de tout et de n'importe quoi. Rares sont celles qui accèdent à l'autorité de la connaissance véritable. Le commerce de l'édition menace les authentiques quêtes traditionnelles et initiatiques. Il semble que le temps est venu pour que d'honnêtes chercheurs se mettent au travail, et, à la suite de René Guénon, continuent dans une voie qu'il ne nous a certes pas tracée, (elle existait depuis des siècles cette voie) mais qu'il a dégagée et dont il a fait une Voie Royale.

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